Cela faisait bientôt 250 ans qu’ils se supportaient. Installés ainsi, à quelques mètres de distance, deux vénérables ancêtres qui se côtoyaient, se snobaient ou dissertaient passionnément…
Le vieux cadran solaire était là, sur la façade sur de ce petit manoir niché au creux des montagnes depuis 1763. Pointant sa flèche fièrement vers le sol, tel un nez aquilin impérial il n’avait jamais bougé, jamais frémi, jamais failli à sa mission. Du petit jour jusqu’au couchant, il suivait du regard la course du soleil, indiquant avec une précision d’orfèvre l’heure solaire à la minute près. Il méprisait profondément l’heure administrative, et particulièrement l’heure d’été totalement à l’ouest et encore plus les machines à donner l’heure : les montres à gousset, les Seiko à quartz, les téléphones portables.
Lui était infaillible, saisons après saisons, toujours juste même sous le soleil de plomb du mois d’août. Il n’avait que la nuit pour se relaxer, relâcher sa mission, prendre enfin son temps …
Il était posé ainsi depuis 250 ans sur le mur sud, tout près du portail d’entrée ; il était le gardien du domaine, le protecteur de la maison. Il y affichait fièrement sa menaçante devise « vous ne scavez ny le jour ny l’heure ». Au fil du temps il s’était identifié à cette maison de maître, à ce lieu de pouvoir qui dominait la vallée ; il en avait suivi les affres de la grande histoire : les prêtres réfractaires qu’on cachait dans la cave, les passages des armées napoléoniennes, les escarmouches avec les soldats autrichiens au cours des 100 jours. Au souvenir de ces vieilles heures de gloire il en avait les pierres qui se gonflaient d’orgueil…
Dans ses jeunes années il s’était pris d’affection pour Monsieur le Marquis, un vrai gentilhomme indéniablement, en avance sur son temps. Certes rigide comme une trique mais quel bel esprit ! Dans ce morceau du royaume de Sardaigne situé de ce côté-ci des alpes, il « comptait » tellement. Les armées révolutionnaires avaient balayé ses jeunes années joyeuses, les grandes fêtes au château, les bals costumés ; c’était la fin de l’insouciance. Certes Waterloo avait remis le roi en place mais ce n’était plus tout à fait pareil. Le marquis et sa descendance avaient gardé pour un temps leurs privilèges et pendant longtemps leur influence. Les cultivateurs venaient toujours verser leur fermage et même 10 ans après le rattachement de la Savoie, lorsque la république dompta enfin la France, le député et le Maire venaient systématiquement saluer le notable avec respect et déférence.
Et lui était le gardien, celui qui dominait l’entrée, qui inspirait la crainte et le respect aux passants ; ils se signaient en accélérant le pas à sa vue. Il inspirait la peur et le respect : sa devise sonnait au-dessus de leurs têtes comme une épée de Damoclès.
Mais il faut bien dire que depuis un siècle l’horloge avait tourné dans le mauvais sens : au fur et à mesure des mauvais choix des cadets, des châteaux en Espagne et des rêves de gloire stériles la fortune s’était évaporée. La famille s’était appauvrie et le manoir se lézardait de générations en générations.
De la grande histoire il ne fût plus beaucoup question. Et on ne vit bientôt plus passer ni noble, ni Député, ni Conseiller Général, ni Préfet ; juste parfois un Maire en campagne à la recherche de quelques soutiens ou de noms féminins pour compléter sa liste.
Et au soir du 20ème siècle advint l’inéluctable : le Château était dans un sale état et il fut vendu par la famille. Le vieux cadran solaire ne s’en était jamais remis. Il était devenu aigri, frustré, lui qui n’était déjà pas très chaleureux ! Le médecin à la retraite qui avait racheté le château l’avait pourtant retapé, lui avait redonné un peu du lustre d’antan ; mais ce n’était rien qu’un roturier, un parvenu.
Il avait fait repeindre le cadran par un artisan spécialisé venu de Milan, lui avait offert un reportage photographique dans une revue d’histoire ; bien sûr il avait aimé, il avait été flatté de cet intérêt mais non, rien n’y faisait, l’époque d’aujourd’hui n’avait pas grand-chose à voir avec ses années aristocrates. Sur la vieille route qui menait aux alpages, il n’y avait plus que des promeneurs de chiens, des runners, des promeneurs du dimanche qui le regardait d’un œil distrait ou curieux, sans crainte aucune.
Et même le vieux château s’était profondément (et définitivement) endormi, et il ne l’entendait plus que ronfler et parfois parler pendant son sommeil…
Le vieux tilleul avait presque le même âge ; il avait été planté pour le baptême du fils du marquis, en 1768 ; il avait connu enfant les fêtes aristocratiques et les flonflons mais très vite, prenant de l’âge et de la hauteur, il s’était tourné vers le ciel, et se préoccupait prioritairement des oiseaux qui venaient nicher en son sein, des abeilles gourmandes, de la course des nuages…
- « Quelle idée d’être aussi vieux et d’être toujours aussi naïf, c’est inconvenant ! Il est devenu idiot avec l’âge, c’est pas possible de s’extasier devant une abeille qui vient butiner ses fleurs ! » .
Ils ne se parlaient pas beaucoup ; il faut dire que leurs sujets d’attention étaient radicalement différents, lui qui surveillait les allées et venues des hommes, mi-concierge, mi vigile ; et le vieux tilleul, la tête dans le ciel, à contempler la beauté des saisons. Une fois, ils étaient restés 10 ans sans s’adresser la parole. Mais bon, on a beau être misanthrope, ou se sentir supérieur au voisinage, ça fait du bien parfois d’avoir un peu de compagnie, quand on est bien loin des murmures des arbrisseaux de la haie, ou quand on méprise profondément les plaintes des rosiers ou les jacassantes moqueries des pies du voisinage…
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Par cette après-midi de février, le bas soleil d’hiver dardait ses rayons contre la façade du manoir, par-dessus la fine couche de neige qui poudrait la campagne. Notre cadran solaire somnolait doucement ; il faut dire qu’il faisait bon ainsi en plein soleil, après les glaçons du matin. Oui notre vieux cadran s’était assoupi ; chut ! Il n’aime pas qu’on dise ça, mais évidemment avec l’âge c’est dur de résister ; et puis après tout il faisait son travail, même en dormant.
Et puis faire la sieste au soleil en hiver, c’était un plaisir particulier ; parce que les lézards de la façade hibernaient et ne venaient pas poser leurs sales petites pattes sur sa figure. Il n’avait jamais compris pourquoi ils montaient si haut sur ce mur : ses pierres était-elle plus chaude que les autres ? est-ce que là au moins ils ne craignaient pas le vieux chat croqueur ? il les détestait tellement et pourtant il devait les supporter tout l’été sans rien pouvoir faire, hormis grogner.
Le vieux tilleul maugréait aussi dans son coin, mais le cadran solaire n’y prêtait pas attention. Quoiqu’en tendant un peu l’oreille, ce n’était pas vraiment une plainte mais plutôt une sorte de chansonnette joyeuse. Le vieux cadran entendit qu’il parlait de « veillées au coin du feu ».
Il se tira de sa torpeur et l’interpella soudain :« Dis donc le vieux schnock, tu te rappelles à quelle époque on est ? les veillées au coin du feu c’est démodé depuis 40 ans tu sais. Maintenant c’est les boums, les boîtes de nuit et les soirées variété avec Michel Drucker ! »
Le vieux tilleul stoppa net sa chansonnette. Il prit une grande inspiration qui fit frémir ses branches et poussa un long murmure : « tiens mais tu es là toi… je t’aurais presque oublié ça fait bien longtemps que je ne t’ai pas entendu râler…. Ça m’aurait presque manqué ! Je disais juste que j’adorais ce temps d’hiver. La neige qui miroite sur mes branches. Qui crisse sous les pas. Le vent qui hurle doucement. Et tu verrais ce soir, le ciel est tellement beau, si noir, si profond : cette nuit on verra Orion se lever avec ses grands bras, il est immense dans le ciel austral. Tu sais, dans les pays du Maghreb on l‘appelle les rois mages. »
Le cadran solaire se demanda comment le vieux tilleul pouvait savoir ce genre de chose en ayant pas bougé une branche de l’endroit d’où il était planté depuis près de 250 ans mais il ne posa pas de questions. Il savait qu’il aurait pour toute réponse un mot prétentieux sur la sagesse légendaire des arbres, qui parait-il parlent entre eux. Il n’avait jamais bien compris si c’était par l’intermédiaire des racines, du siroco ou du vent du nord, mais bon. Peut-être même se moquait il tout simplement de lui, mais il était bien persuadé qu’il était préférable de paraître crédule plutôt qu’ignare alors il ne pipa mot…
« Et puis, tu n’es pas bien concentré ; je sais bien que les veillées au coin du feu n’existent plus, mais tu n’as pas entendu parler du couvre-feu ? A cause du virus du pangolin, les hommes se cloîtrent chez eux le soir et se retrouvent à compter leurs morts et à boire des apéritifs autour de leur smartphone »...
Le vieux cadran se demanda si le vieux fou se moquait de lui, et hésita même à prolonger la discussion.
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Après un long silence il reprit néanmoins : « Un couvre-feu ; décidément ce monde sombre dans le ridicule ! un couvre-feu pour un virus de rien du tout, qui ne tue même pas les petits enfants ! Quelle décadence cette race humaine… Nous on a connu des grands hommes, on a vu la grande histoire, celle qui porte un grand H. Le couvre-feu de la dernière guerre, ça c’était du tragique : quand les allemands patrouillaient mitraillette à la main et que des maquisards se cachaient dans la trappe près du ruisseau, tu te rappelles ? c’était autre chose qu’un couvre-feu qui empêche les hommes de manger ensemble non ! Ce monde est devenu fou. »
Le vieil arbre ne répondait pas. Il se concentrait sur un pivert qui s’attaquait à une fourmilière endormie à ses pieds.
« Et tu te rappelles les cinq jeunes maquisards qui ont été capturés par la milice ? Ils sont passés par ce chemin au retour au village ; Les collabos qui faisaient les fiers la mitraillette à la main. Et les gamins menottés la tête basse!»
« C’est ça ta grande histoire ? souffla le tilleul. Moi je me rappelle surtout de l’odeur de la peur, des pleurs des femmes, des vengeances et des trahisons. C’est de la toute petite histoire, de la misère humaine qui viendra hanter à jamais la mémoire de ceux qui l’ont vécu. Tu vois, quand les grandes valeurs et les grandes idées façonnent l’histoire, elles engendrent la folie des hommes et transforme des gosses en assassins… » .
Quel chouineur ce vieux tilleul ! Tout ça parce qu’il a vu quelques larmes de bonnes femmes ! Mortes depuis longtemps qui plus est…
Bien sûr l’histoire est parfois tragique, mais c’est bien ça sui la rend grande. Les cinq gamins fusillés avaient été enterrés après la victoire au cimetière du village, en présence du préfet et du député. 80 ans après ils étaient toujours célèbres, tous les ans on venait honorer leurs tombes et leur mémoire, le Maire prononçait un discours ému. Si en tant que cadran aristocratique, il ne partageait nullement les grandes valeurs du progrès social portées par la résistance, il devait bien reconnaitre que ça avait de la gueule, du prestige et que ça avait transformé la France !
Qui se souviendrait encore de ces gamins s’ils n’étaient pas morts glorieusement, dans les bras de la grande histoire ? Que vaudrait la France des trente glorieuses, cette époque de l’acier, de sueur et de bals populaires, si la résistance héroïque ne l’avait pas magnifiée ? Ou la révolution sans les morts de Valmy ?
« Sais-tu vieille branche, toi qui es si cultivé, que les grecs parlaient de la « belle mort » pour désigner ceux qui mourraient au combat. Ils étaient glorifiés, parfois divinisés. De nombreuses mythologies encensent les morts glorieuses au service de la patrie. Chez les vikings il n’y a que la mort au combat qui ouvre la porte du palais d’Odin où ils pourront banqueter jusqu’à la fin du monde…
Ta petite histoire, c’est un cumul de petites vies qui ne savent que survivre parfois sans oser vivre. De peur de prendre froid, de peur de se faire du mal, de peur d’attraper la maladie du Pangolin. Des vies de peur, de crainte, la tête baissée vers le sol, à casser la terre pour survivre, à turbiner pendant des heures dans les champs, ou au fond de petits bureaux mesquins, avec comme seul espoir de voir Netflix le soir en rentrant à la maison.
Ah elles sont belles tes vies humaines, dans ce monde qui fout le camp et qui cherche son sens. Depuis 250 ans combien en avons-nous vu dis-moi ? 9, peut-être 10 générations ? Des centaines et des centaines d’animaux sur deux pattes qui sont passés devant nous. De qui te rappelles-tu donc ? qui as-tu envié ? De tous ces vies que tu as vu passer devant tes yeux, combien donc aurais-tu aimer vivre ? ».
Le veux chêne ne répondait pas ; le vent s’était levé et faisait grincer ses branches, le pivert s’était réfugié dans un endroit un peu moins exposé. Le cadran en profita pour enfoncer le clou :
« Tu me parles du chagrin d’un proche ; mais à l’épreuve du temps, que pèsent ces larmes ? Quand on dit que le deuil dure un an ; s’ils avaient survécu, ces gamins dont tu parles seraient sans doute morts dans l’anonymat, probablement depuis longtemps ; peut-être auraient-ils eu une vie malheureuse. Vivre sans gloire, vivre sans foi, vivre sans valeurs, sans chercher à s’inscrire dans la grande histoire, à quoi ça rime dis-moi ? Si c’est pour vivre comme une fourmi, autant vivre vraiment dans une fourmilière, tu n’y trouveras ni psy, ni sdf… »
Là, il l’avait mouché, enfoncé, convaincu, ce vieil arbre dont la soi-disant sagesse était tellement présomptueuse : un vrai donneur de leçons ! Il était fier de sa tirade. Ses marquis, eux ils appartenaient à la Grande Histoire. Ils avaient gardé leur devis, leur blason, leur titre, même lorsqu’ils étaient devenus des sans-le-sou. Ils n’avaient plus d’argent mais ils avaient pour eux l’histoire, abreuvée de la gloire passée sur les champs de bataille. Les pierres du château étaient gonflées de fierté, presqu’arrogantes, tant elles avaient vu défiler de grands noms, de belles histoires. Vu des histoires de foi, de valeur, des vies qui en valaient vraiment la peine…
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Le vieux tilleul hochait la tête sous le vent du nord. Il réfléchissait manifestement, et il faut bien dire qu’un arbre ça réfléchit lentement, surtout quand il est vieux et sage. L’après-midi déclinait sous la poudre ensoleillée soufflée par un vent qui balayait les nuages.
« Tu y crois toi aux histoires ? »
Une rafale de vent répondit au tilleul ; et quand elle s’arrêta le silence retomba : le cadran solaire se demanda même s’il l’avait vraiment entendu parler.
« Pourtant, tu n’as pas vécu l’attaque et la démolition du château par les bernois ? Les explosions de la poudrière, la préparation de la grande bataille de l'escalade ? »
A nouveau une rafale de vent ; le vieux tilleul grommela un peu en s’inclinant : il avait conscience d’avoir touché un point sensible et ne voulait pas aller trop vite pour que le gnomon du cadran ne se braque pas. Bien évidemment il ne l’avait pas connu, cela s’était passé plus de 150 ans avant sa naissance et il enviait bien trop le vieux clocher de l’église d’avoir pu assister à cet épisode si crucial des guerres de la renaissance.
Entre deux rafales il entendu le cadran grommeler entre ses dents, sans doute conscient du coté mesquin de la réponse : « mes vieilles pierres l’ont vécu ! »
Le vieux chêne toussa et se trémoussa comme secoué par les bourrasques ou par un petit rire nerveux.
« Tes vieilles pierres, comme tu dis, elles ont vu les hommes préhistoriques, les mammouths, les dinosaures… C’est indéniable, et pourtant elles n’ont rien vécu du tout. Regarde la petite pierre ronde à nos pieds, elle a roulé jusqu’ici, cognée par la basket d’un gosse et elle reste là, attendant le prochain coup de pied, la prochaine main qui la remontera du fossé, ou dans 1000 ans la rivière qui la transformera en galet ! C’est comme les tortues, une fois sur le dos, impossible de se relever ! Les pierres de ton château, s’il n’y avait pas eu des mains d’hommes pour les sortir de leur carrière au fond des bois, elles seraient encore à contempler le passage des écureuils.
Si c’est ça tes témoins de la grande histoire, des spectateurs muets, figés dans le temps et pour l’éternité ; ma foi je n’aimerais pas être à leur place tu sais.
Moi je pense que la grande histoire, ce n’est rien que des histoires. Des légendes, des balivernes qu’on raconte pour s’enjoliver la vie. Pour encourager les enfants à jouer aux soldats de plombs. Pour créer des statues, justifier le pouvoir d’un monarque, la supériorité de la république, la talent d’un général.
Toi tu vois la gloire sur le champ de bataille ; moi j’y vois des gens qui se pissent dessus de peur et de désespérance. Tu te rappelles les spahis marocains qui étaient venus jusqu’ici pendant la drôle de guerre ? Ils étaient une dizaine qui logeait à côté de l’école. Ils étaient venus à la faveur de l’automne et souffraient du froid dans le terrible hiver 39-40. Des hommes de devoir, qui ne parlaient pas un mot de français. Ils avaient été déracinés du cœur de l’atlas pour venir combattre un ennemi qu’ils ne connaissaient pas pour défendre un pays qu’ils ne connaissaient pas non plus. Ils ont passé un hiver ici pour découvrir au printemps les champs de bataille de la blitzkrieg. Sacrifiés pour ralentir l’avancée de l’ennemi près de Tours, la compagnie a été détruite, tous morts ou presque pour gagner 1 ou 2 heures dans la débâcle. Ah ils étaient valeureux les soldats d’Afrique ! Partir combattre les panzers avec leur baillonette : au baromètre des points de gloire ça doit rapporter cher ! »
Le vieux cadran ruminait les paroles dans son coin. Bien sûr il y croyait à la gloire, aux belles histoires de combat, à la fraternité d’armes. Ses maîtres avaient été des militaires de carrière au service du roi de Sardaigne de générations en générations et les récits nourris de gloire et d’héroïsme se transmettaient dans la famille. Et après l’annexion, pas rancuniers pour deux sous, ils s’étaient réapproprié la légende napoléonienne puis les faits d’armes de l’armée républicaine. Des royalistes qui se passionnent pour les exploits de l’armée du peuple c’est bizarre, non ?
Mais c’était bien ainsi : plus que la politique, c’était la légende et la belle histoire qui nourrissait cette famille, qui la valorisait, qui cultivait en leur cœur ce sentiment d’être d’une autre caste. Ils se glorifiaient de leur légende passée, récoltée sur de très anciens champs de bataille pour oublier leur déchéance et ne pas voir que leur Château se couvrait de lézardes, que leur condition se détériorait dans la République moderne. Les derniers enfants avaient fini dans la coloniale, abrutis d’alcool et de revanche après la perte de l’Algérie.
Lui aussi s’était nourri d’exploits. Il avait vibré aux récits du siège de Turin ou de la bataille de Magenta, tremblé à l’écoute des terribles erreurs de la déroute de Novara. Ses maîtres avaient-ils enjolivés le récit de leurs exploits ? Ils semblaient tellement exaltés, ils l’avaient rendu tellement fier, gonflé d’orgueil et d’enthousiasme. Il avait lui aussi rêvé de gloire et de bataille, saisissant son gnomon comme une épée pour se dresser au milieu de la route et défendre le château d’invisibles agresseurs, sous le regard bienveillant des Dieux qui commentaient ses exploits couchés sur leurs nuages…
« C’est bizarre que tu ne croies pas aux histoires toi qui a toujours la tête dans le ciel. Moi j’y crois. A la gloire, à l’aventure, à l’exaltation de la découverte. La guerre c’est l’aventure d’une vie pour les pécores qui végètent dans ces maisons. Rêver d’ailleurs, des colonies, des veillés d’arme, affronter sa peur, surmonter la fatigue des nuits d’insomnie…
Tu sais le monde n’est pas si beau. La vie quotidienne des hommes elle n’est ni drôle, ni enthousiasmante : tu ne les vois pas toi, mais moi je suis penché vers eux tous les jours et je peux te dire que la vie d’un homme elle ne compte pas beaucoup. Si on ne la peuple pas d’histoires et de légendes, quelle est sa valeur ? Pas plus qu’un cheval de trait qui va tracer son sillon années après années pour récolter quelque maigre pitance et s’achever sans gloire au coin d’une écurie. Les légendes héroïques c’est la cocaïne du peuple.
Que ses héros soient des généraux, des joueurs de foot ou des youtubeurs, ce sont de petits morceaux de gloire distribués pour accrocher des paillettes devant les yeux et des dorures à la grisaille du monde. Les hommes ont toujours eu besoin de ça pour se donner du courage. De produire du rêve éveillé afin de subir sans broncher les injustices et les coups du sort du destin, mais aussi les petits malheurs, les petites trahisons qui peuplent leurs vies…
Laisse-nous rêver, s’il te plaît, je te le demande devant Dieu. On a tous besoin de cela, de valeurs forte et partagées, de gloire, de rêves héroïques. C’est cela qui donne du sens à la vie…de l’éternité à une banale condition humaine ».
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Le vent était tombé ; il avait chassé les nuages et laissé la place à une nuit sans lune, sombre et enveloppante comme un théâtre d’ombre. Au fur et à mesure que la noirceur gagnait, les étoiles s’allumaient dans le ciel comme une nuée de petites lucioles divines. Tout au sud, à la limite des montagnes se devinait l’empreinte phosphorescente de la voie lactée.
Le vieux Tilleul toussa dans le froid sec : « Regarde le ciel ». Le cadran leva craintivement les yeux.
« Tu vois Orion qui nous observe ? » La constellation immense illuminait le ciel d’hiver et dominait l’horizon de toute sa force. Un gigantesque X qui zébrait le ciel. A ses pieds, Sirius brillait de 1000 feux : « Pour les égyptiens, Orion, c’était la demeure d’Osiris, le Dieu suprême. Là-bas il attendait paisiblement la venue des mortels. Je me dis que c’était l’endroit où il pesait les âmes des défunts, pour savoir si son cœur n’était pas plus lourd que la plume de la justice… ».
Le cadran murmurait : « il est magnifique ce palais du ciel…
- Dis-moi, tu crois qu’un Dieu ou que des Dieux guident le monde ? Que cet enchevêtrement de matière qui prend sens et vie devant nos yeux est dû à l’intervention d’un être suprême, quel qu’il soit, ou que c’est simplement tiré du chaos et ordonnancé par un heureux hasard ? »
Le vieux cadran n’en savait fichtre rien. Il avait toujours pensé que des Dieux guidaient le monde, qu’ils faisaient se lever les astres et donnaient un sens aux vies mortelles, aux gestes glorieux et aux épisodes malheureux qui rythmaient le destin. Ces maîtres croyaient tous, alors il croyait lui aussi.
Mais là devant la voute céleste si majestueuse, il se sentait si craintif et si petit qu’il n’en savait plus rien du tout. Paradoxalement, ce si merveilleux ouvrage qu’on aurait pensée née des mains d’un divin orfèvre ne lui paraissait soudain plus la preuve évidente de l’existence de Dieu ; il avait plutôt le sentiment sourd devant un spectacle si gigantesque de n’être qu’un petit bout de matière, si insignifiant au regard de cet univers que son existence avait dû procéder d’une erreur, et sa survie d’un oubli… Un peu comme une fourmilière oubliée dans un coin de jardin.
Il souffla « je n’en sais rien du tout… Je l’ai longtemps cru, mais ce soir, je ne sais plus. Et toi ? … »
Les deux songèrent un long moment en silence puis l’arbre reprit :
« Je n’en sais pas plus que toi. Les gaulois et les romains avaient des dieux qui peuplaient leur vie. Si j’avais vécu à cette époque-là, j’aurais sans doute été vénéré et j’aurais eu un petit temple à mes pieds. Comme dans le Japon d’aujourd’hui d’ailleurs !
- Tu le regrettes ?
- Ah non, pas une seconde… mais ça me laisse à penser que les Dieux sont sans doute plus dans la tête des gens que dans le ciel. »
Un long silence s’ensuit.
« Mais qui sait. La mécanique est tellement belle et bien huilée, peut-être qu’elle s’explique par le grand horloger du temps. Et puis la vie qui coule dans mes fibres, d’où vient-elle ?? Je ne saurais l’expliquer. »
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La nuit s’égrenait doucement et chacun s’était réfugié dans ses pensées. Une chouette hululait dans un arbre lointain ; au pied du tilleul un renard furetait silencieusement, scrutant les environs à la recherche de petites proies.
« Mais dis-moi vieux tilleul, si tu ne crois pas à ce que les Dieux donnent du sens à la vie sur terre, qu’est ce qui donne du sens pour toi ? C’est quoi la grande histoire de la vie ? »
Le tilleul le regardait, songeur ; il reprit : « Tu sais je suis émerveillé par la beauté du monde qui nous entoure ; les étoiles qui peuplent la voie lactée, le lever du soleil sur les montagnes, la neige qui recouvre les champs d’une fine couche de soie, la musique du vent dans les branches. Le cycle des saisons est éternel et magnifique… Et qu’on le veuille ou non, je crois que le monde avance comme il se doit, comme il le veut, sans se soucier de nous, au rythme qui est le sien. Que veut nous dire la nature quand elle est se dévoile devant nous ainsi, si belle et si grandiose ?
Je crois que simplement elle nous rappelle que nous autres, malgré la grande taille qui est le mienne, nous ne sommes que de petites choses, de minuscules objets dans l’immensité de la création, et juste un petit instant, une ridicule nanoseconde suspendue dans l’histoire de l’humanité. Elle nous remet à notre place tout simplement. Non nous ne sommes ni toi ni moi au centre du monde, et encore moins au centre de l’univers. Le monde ne tourne pas autour de nous et quelques soit nos exploits, nos rêves, nos passions, ils ne sont qu’une petite étincelle dans la course des planètes… ».
De la neige glissa d’une branche et tomba à côté du renard qui glapit de surprise. Dommage il avait repéré un mulot frigorifié en train de se battre avec une noix déjà à moitié rongée.
Le vieux tilleul considéra avec attention le mulot qui s’était réfugié dans son terrier heureux d’avoir échappé de peu au pire.
« Et pourtant dans ce monde où chaque vie est insignifiante, c’est bien justement l’étincelle de la vie qui amène sa magie pour rendre notre monde si beau. Tu sais ce que j’aime dans le cycle des saisons ? C’est de voir la vie se débattre, survivre à l’hiver, renaître au printemps et mûrir doucement. J’aime le mouvement, j’aime l’inventivité des rongeurs, la parade des pinsons dans mes branches, le rire moqueur des corneilles….
Et j’adore recevoir des nids dans mes branches ; voir le papa préparer le petit nid douillet, la maman couver les œufs doucement. Je guette quand ils font craquer leur œuf, quand ils commencent à pépier. Je m’arrange pour couvrir de mes rameaux le nid quand un prédateur rode dans les environs et pour faire barrage de mes branches quand le vent du printemps est frais. Bien sûr quand un petit tombe du nid par imprudence, j’ai un long moment de tristesse. Je le guette entre mes racines, en espérant secrètement qu’il arrive à survivre. Mais je ne suis plus un arbrisseau naïf ! et ainsi va la vie ; ce qui lui donne de la valeur c’est sa fragilité, son caractère éphémère. Heureusement quelques jours plus tard les frères et sœurs s’essaient au vol libre et petits à petits quittent leur nid pour voleter dans mes branches et s’éloigner petit à petit de moi pour vivre leur vie !
Oiseaux, terriers de musaraignes ente mes racines, fourmilière à mes pieds, papillons, petits vers, insectes ; la vie vibre entre mes branches comme un précieux trésor que j’essaie de protéger de toutes mes forces. J’aime tellement quand les animaux m’habitent et que je déborde de vie. »
Le veux tilleul s’abîma dans ses pensées ; la neige assourdissait le moindre bruit et le silence enveloppait la campagne. Seul dans le lointain, comme s’il s’était trouvé à plusieurs kilomètres, le vieux clocher sonnait 6 heures du matin…
« Et puis il y a les hommes aussi. Tu parles d’eux comme des machines tristes et désespérées. Mais j’aime leur rire, leur joie, leur discussions enflammées, leur mauvaise foi, leurs passions amoureuses.
Parfois l’été, les habitants du château avaient l’habitude de faire la fête sous mes branches. La mamie Berthet venait en râlant récolter mes fleurs pour faire des infusions. J’aimais bien penser que j’allais accompagner le sommeil d’une petite mamie, ou calmer le stress d’une étudiante.
Souvent des amoureux viennent se cacher sous mes branches, gravant parfois un petit cœur avec la pointe d’un couteau sur mon écorce. Alors ça fait un peu mal, oui mais c’est chaud c’est bon de sentir leurs cœurs qui battent à l’unisson. Mais j’aime leur détresse aussi : c’est tellement touchant quand un humain vient se réfugier sous mon ombre protectrice, pour pleurer un amour perdu ou une vie qui le dépasse.
Je repense à cette petite parisienne que la guerre avait jetée là et qui venait reprendre des forces auprès de moi, son dos nu contre mon écorce ; Je repense à cet homme à la dérive qui venait téléphoner assis sur mes racines. Je crois que je l’apaisais, que mon ombre et ma grande taille le protégeaient de son malheur.
Tu vois ma grande histoire à moi c’est ça : toutes ses petites histoires cumulées, des histoires de vie, de cœurs qui palpitent, de joies de couples, de peines de cœur…Bien sûr à elles-seules elles n’ont pas beaucoup de valeur, à l’échelle de l’immensité du temps, ces vies. Mais pour chaque vie protégée et soutenue, chaque minute d’espérance gagnée pour une fourmi ou un humain, je suis tellement fier ! Fier d’y avoir une place ; fier de donner de l’ombre, de rassurer ; Fier de protéger de toutes mes forces cette vie frémissante !
C‘est mon histoire tu sais. J’aime la vie, la grande histoire de ma vie… ».
Le cadran solaire regarda fixement le vieux tilleul. Il le distinguait confusément comme une ombre gravée par les premières lueurs bleues de l’aube. Jamais il ne l’avait vu ainsi, jamais il ne l’avait compris. Il le croyait arrogant, ragoteur, donneur de leçon ; il le découvrait sensible et fort. Et grand ; très grand, à l’image de sa taille. Il devinait sans la voir sa vieille écorce plissée de sagesse, toute burinée des sillons de sa vie. Il murmura : « C’est beau ce que tu dis ; Tu es tellement protecteur avec tes grandes branches sous lesquelles des centaines d’êtres peuvent venir s’abriter. Comment as-tu tant d’attention ? Comment peux-tu être si généreux ?"
Puis il se raidit soudain comme une plaque de marbre. « Tu en as de la chance. Tu sais vieil arbre, la vie moi je ne la connais pas ; je ne la comprends pas ; elle m’est aussi étrangère que l’océan indien l’est à l’Himalaya. Je n’en suis qu’un lointain spectateur : La seule connaissance que j’ai de la vie, ce sont les lézards qui viennent se dorer au soleil en plein été sur moi. Je ne les supporte pas, mais je les envie tellement ! je sens vibrer leurs petites pattes, leur cœur qui bat… et moi je reste là, éternellement froid, solitaire ! »
Le vieil arbre avait l’air triste en regardant son ami : « Je te comprends tellement… » et retomba dans le silence. Puis il reprit : « Je ne sais pas si je suis généreux, attentionné… Au final, fais-je cela pour eux ou pour moi ? Tu n’imagines pas comme je serais malheureux sans toute cette vie qui me nourrit, qui me donne ma force. Je suis tellement fier de jouer ce rôle-là, celui du grand arbre. Tellement fier de servir, d’aider. » Il parut soudain plus petit, plus frêle. « Et si je connais ma force, je sais bien aussi ce que je suis vraiment : je ne suis qu’un parasol géant, planté sur mes racines. Je protège ceux qui viennent s’y réfugier, mais je ne peux pas faire un seul geste pour les soutenir. Ne sois pas dupe : à tous ces humains malheureux j’ai glissé quelques conseils. Mais qui peut bien comprendre les murmures d’une grande ramure comme la mienne ? et puis d’ailleurs, qu’est-ce que j’y comprends moi à ces peines humaines ?? ».
Il soupira comme s’il était profondément fatigué et se redressa : « Tu sais, j’ai bientôt 250 ans et bientôt je devrai te laisser seul… Mais je suis fier de ce que je suis. J’étais un petit arbrisseau insignifiant ; j’ai de la chance d’être devenu un point de repère, un lieu où on s’abrite, une source d’inspiration et de sérénité. Je sais à quoi je sers dans le monde ; et être utile aux autres, c’est tellement bon… »
Le temps s’arrêta pendant que la campagne blanchissait sous les premières clartés du matin ; les nuages bourgeonnaient et envahissaient le ciel.
Le vieux tilleul frémit dans la froidure matinale. Il leva les yeux au ciel et souffla doucement. « Tous les matins au lever du soleil je regarde le ciel et je pense à eux. Je pense à tous ceux qui n’ont pas eu la chance de vivre comme ils auraient voulu. Petit arbrisseau, nous étions une douzaine de marcottés. Mais moi seul ait été planté à proximité d’un petit fil d’eau et j’ai survécu. Il y en a des milliers de millions comme cela ; qui n’ont pas pu survivre ou aller au bout de leurs rêves. Regarde comme le ciel est lourd : il est rempli de leur poids. Je me dis qu’ils me regardent le matin avec envie. J’ai cette responsabilité sur les épaules, la responsabilité de trouver mon bonheur, de préserver la vie, l’espoir, la joie… ».
Et le vieux cadran voyait les nuages qui souriaient dans l’aube resplendissante. Il sentit monter un lui un profond espoir en l’humanité et répondit : « Encore une belle journée qui démarre … vivement que les lézards se réveillent, pour qu’ils puissent venir se réchauffer leurs petites pattes sur moi… »
Le 17 mars 2021